La Revue Masques - Historique -

 

De Masques à Persona (1979-1986)


La naissance : 1978-79


Officiellement Masques nait le 20 mars 1979 lorsque Jean Pierre Joecker, Jean Marie Combettes et Alain Lecoultre déposent au journal officiel les statuts de l’association Masques : Mouvement pour l’analyse sociale, le questionnement et l’étude de la sexualité.
Un mois et demi plus tard le premier numéro de Masques, revue des homosexualités, paraît, tiré à 3000 exemplaires. Vendu à la criée dans le cortège parisien du 1er mai, Masques connaît un grand succès et un second tirage est nécessaire… Le 22 juin, une grande fête au Bataclan, avec Les Mirabelles, la troupe gaie la plus célèbre de l’époque, confirme l’intérêt pour la nouvelle publication, et permet de payer l’imprimerie Rotographie : l’avenir du numéro 2 est assuré… Comment en est-on arrivé là ?
L’idée et la conception de la revue viennent de Jean Pierre Joecker  qui en sera logiquement le directeur de publication. Il travailla à ce projet durant ses vacances en Italie, l’été 1978, en compagnie d’Alain Sanzio et de Michel Villon : pendant que ses amis profitaient de la plage, il passait de longues heures à ébaucher maquettes et contenu, à chercher des collaborations et évidemment un titre ! Bas les Masques, Différences etc.… furent envisagés. La création d’une revue culturelle d’inspiration homosexuelle était le résultat d’un long cheminement…
Jean Pierre Joecker et Alain Sanzio s’étaient rencontrés, en classe de troisième (!) au lycée Carnot de Dijon et ils poursuivirent ensuite des études d’histoire à l’Université.

A l’automne 68, ils rejoignirent les comités Rouge qui donnèrent naissance à la Ligue Communiste où ils militèrent  jusqu’à leur départ en janvier 1979 pour créer Masques. Devenus professeurs, ils choisirent de résider à Paris où il était possible de vivre sans… masque ! Trop tard pour participer au FHAR (front homosexuel d’action révolutionnaire) dont ils ne virent que la dernière AG aux Beaux Arts… Mais, lorsque le GLH (Groupe de libération homosexuel) défila lors du 1er mai 1976 à Paris, ils rejoignirent ses rangs, accomplissant ainsi pour leurs « camarades » de la Ligue ce que l’on commençait à appeler le « coming out ». Ils ne furent pas les seuls car, à l’initiative de Jean Nicolas, un appel  aux homosexuel/les avait été lancé au sein de la Ligue : le jour dit, en février 1976, au local parisien de l’impasse Guéménée, une trentaine de garçons et filles se retrouvèrent. Un succès imprévu ! Ils fondèrent la commission homosexuelle parisienne (CHP) et participèrent aux activités du GLH-P Q (politique et quotidien). En août 1977, le comité central de la LCR (Ligue communiste révolutionnaire) accepta l’organisation d’une rencontre nationale des homosexuel/les de l’organisation qui eut lieu  en décembre de la même année et donna naissance à la C N H (Commission nationale homosexualité). Mais le GLH-PQ s’essoufflait malgré le succès du Festival de cinéma homo à L’Olympic de Frédéric Mitterrand en avril 1977. En janvier 78, le Festival de films homosexuels organisé à la Pagode, fut un échec : le ministère de la culture interdit les films sans visa de censure et le 27 janvier un commando de Jeune Nation attaqua la manifestation, vola la caisse et blessa plusieurs spectateurs. Le GLH-PQ décida de se transformer en CHA (comités homosexuels d’arrondissement) et de présenter des candidats aux élections législatives. Dans le CHA XVIII° on retrouve les futurs fondateurs de Masques (JP Joecker, A Sanzio, P Lorenzo, JM Combettes) et de la librairie gaie Les Mots à la bouche (JP Meyer-Genton, Y Clerget) ainsi que les animateurs d’un bulletin ronéoté, l’Agence Tasse (Alain Huet et Roger Leducq). La plupart des militants gais ont conscience que la période de la simple affirmation publique est dépassée et cherchent d’autres horizons… Durant l’été 1978, pendant que Jean Pierre Joecker réfléchit à une revue culturelle en Italie, un camp de vacances se réunit dans le sud de la France au Maazel : il en sortira en février-mars 1979 le mensuel Gai-Pied fondé par Jean Le Bitoux… Les 11 et 12 novembre 1978, le GLH de Lyon organise une rencontre nationale des groupes homosexuels. L'assemblée décide la création d'un COUARH, vite transformé en CUARH (comité d'urgence anti répression homosexuelle).

Les principaux acteurs de la décennie 1980 sont présents : J. Lebitoux (Gai-Pied), Jacques Fortin (université d'été de Marseille), JP. Meyer-Genton (Les Mots à la Bouche) et une bonne partie de l'équipe du futur Masques. Ainsi s'esquisse le nouveau paysage des années 1980...
Mais revenons aux homosexuels de la LCR ! Les futurs fondateurs de Masques se vivent davantage comme des militants homosexuels au sein d’une organisation hétérosexuelle que comme des révolutionnaires trotskystes allant porter la bonne parole au sein du mouvement gai… Toutefois la rupture n’est pas encore consommée et tous préparent activement le 3° congrès de l’organisation. En refusant de consacrer un (modeste : 1 heure) créneau horaire durant le congrès aux activités de la CNH et en censurant son bilan, la LCR  fournit l’occasion d’un départ spectaculaire : JP Joecker, A Sanzio, JM Combettes, M Villon, Nelly Mélo annoncèrent, à la tribune, leur rupture, et traversèrent la salle dans un silence impressionnant… Trois autres, membres du Comité Central protestèrent mais décidèrent de ne pas démissionner : Jean Boyer, Suzette Triton, et Jacques Fortin qui devait  créer, avec le GLH de Marseille, la 1e Université d’été homosexuelle. Tous trois allaient cependant participer à la création de Masques,          
Aussitôt dehors, et soulagé de l’être, le groupe prépare activement la sortie d’une revue dont le nom n’est pas encore choisi. La périodicité sera trimestrielle car tous les collaborateurs, bénévoles, exercent une autre activité. Des ami/es, non membres de la LCR, y participent, venus de Paris (Patrice Lorenzo, Fidelio, Odile) ou de province (Daniel de Bordeaux, Gérard Daumuit et Denys Buquet de Rouen) et même de l’étranger (Chris Nicolas, du Royaume Uni et Antoine Erodiades de Grèce). De nombreuses réunions et même des week-ends de travail ont lieu, le plus souvent au 66 boulevard de Rochechouart où résident trois des membres du collectif : Jean Pierre Joecker, Alain Sanzio et Patrice Lorenzo. Une plate-forme, publiée dans le N°1 définit le projet de la revue. Un projet extrêmement ambitieux d’abord par son exigence de pluralité : dans la mixité de sa rédaction, ce qui constituait à l’époque une petite révolution, dans la diversité des homosexualités, pluriel significatif et qui fut longuement débattu… Mais la revue se voulait bien plus qu’un simple lieu d’expression : il s’agissait, à partir de l’oppression que la société exerçait sur les homosexuel/lles de la remettre en cause et de participer à sa transformation… Bien loin de revendiquer une simple acceptation du fait homosexuel dans la société existante, il s’agissait de poser différemment la question de l’insertion des homosexuel/les dans la société.  La transformation de la société par les luttes sociales, avec les mouvements féministes et gais permettrait l’émergence d’une homosexualité  libérée de l’oppression qui l’avait modelée. En même temps qu'ils débatent et préparent le N°1, les membres du collectif Masques continuent à participer au mouvement gai. Ils sont tous présents à la première manifestation contre la repression envers les femmes et les homosexuel/les en Iran sous la dictature de l'ayatollah Khomeiny. (Tract appelant à une réunion de solidarité) - (Photos de la manif)
Ce premier numéro sera majoritairement composé des témoignages personnels des membres de la rédaction qui décrivent leur propre cheminement. Il s’y ajoute des entretiens avec diverses figures du monde homosexuel : de  Daniel Guérin, le vieux militant anarchiste à André Baudry, le fondateur d’Arcadie, premier groupe homosexuel français, et aussi Guy Hocquenghem et Lionel Soukaz pour leur film Race d’Ep. Plusieurs écrivain/es acceptent de donner des textes : Dominique Fernandez, Jocelyne François, Geneviève Pastre. L’actualité française est traitée dans la rubrique «  Les habits neufs de l’oppression » tandis qu’un effort  d’ouverture internationale est accompli : la lettre de démission du SWP (l’organisation trotskyste américaine) de David Thorstad est traduite par M. Villon, clin d’œil des démissionnaires de la Ligue ! Sont publiés également deux entretiens avec des militants hollandais dont Heim De Laat  un des (ou le ?)  premiers parlementaires  ouvertement gai. La culture occupait cependant déjà la première place avec une bonne vingtaine de pages dans la rubriques Ecritures et autant dans le Magayzine consacré à l’actualité (livres, cinéma, théâtre)…
Moins de trois mois après le départ de la Ligue, les textes étaient prêts. La discussion sur la plateforme de Masques était terminée, l'association Masques avait été constituée et les statuts déposés. Jean Le Bitoux nous proposa d'inaugurer la tribune libre de Gai-Pied qui allait sortir son numéro un en avril. Notre tribune publiée en page 11 annonçait la naissance de Masques mais il fallut ensuite attendre de longs mois pour que Gai-pied évoque l'existence de la revue. Rotographie, l’imprimerie de la LCR, avait accepté de nous faire crédit et les clavistes s’activèrent sur notre prose, ravies du changement ! Il ne fallut pas moins des trois jours du week-end de Pâques, du 14 au 16 avril pour venir à bout de la maquette… Nous étions totalement néophytes en la matière, aidés seulement d’un ami maquettiste, Michel R. et les débuts furent laborieux. En plus nous n’avions pas prévu assez d’illustrations… Qu’à cela ne tienne, quelques ouvrages avaient été oubliés dans l’imprimerie, ils furent abondamment découpés et recyclés. La rédaction s’excusa dans le numéro 2 et remercia les auteurs pillés qui, fair-play, s’étaient contentés de protester… Bref le lundi soir à la nuit tombante,  les 144 pages étaient maquettées et prêtes pour l’impression. La couverture avait été réalisée par un autre ami, Jean Jacques C. Il restait deux semaines avant le premier mai : le défilé syndical fut l’occasion de la première apparition de Masques. A notre surprise et satisfaction, ce numéro s’arracha et les réactions furent dans l’ensemble très positives… L’accueil de la presse, même de gauche fut inexistant… Aucun titre important, quotidien ou hebdomadaire, ne salua la naissance de la première revue gaie non clandestine ! Il fallut attendre presque un an pour que Le Nouvel Observateur (18/02/1980) annonce l’existence de Masques dans un article de Mathieu Lindon intitulé « Lisez leur différence ». En revanche à la gauche de la gauche, les articles furent nombreux. Gai-Pied et Rouge, hebdomadaire de la LCR avaient annoncé la future naissance de la revue. L’Etincelle, organe de l’OCT (organisation communiste des travailleurs) publia une longue interview de JP Joecker et Alain Sanzio dans son numéro du 6 avril 1979. Autre interview, de JP Joecker et Nelly Mélo, dans La gueule ouverte (N°264 du 6 juin 79), hebdomadaire écologiste important à l’époque, où fut abondamment traitée la relation entre les lesbiennes et le mouvement féministe. Enfin le mensuel féministe, proche de la LCR, Remue Ménage, consacra un article à la naissance de Masques dans son numéro de mai. Il fallut attendre la fête de Masques au Bataclan pour que Libération annonce notre existence le 22 juin…dans une page consacrée au Mythe Gay ! Dans une colonne assez venimeuse, signée D.E., Masques est accusé de défendre l’existence d’UNE identité homosexuelle et d’ignorer les déterminations sociales pesant sur les gais ! Fair-play, Libération accorda un très large droit de réponse à Jean Boyer et Alain Sanzio dans le numéro du 3 juillet. Enfin le quotidien Le Matin, proche du parti socialisme, nous demanda une tribune libre qui fût publiée le 5 juillet 1979, sous le titre "Quand les homosexuels fêtent Chrisopher Street". A n’en pas douter cette importante couverture de presse contribua au succès du premier numéro…

Lutte Ouvrière en nous expulsant manu militari de son meeting à La Mutualité le 25 mai, nous fit une exellente publicité et, plus important, valida nos critiques contre l'extrême gauche. Restait à payer notre dette à Rotographie. Une grande fête fut organisée au Bataclan le 23 juin avec une première partie de débats et une seconde festive avec une troupe gaie très connue Les Mirabelles. Le succès fut de nouveau au rendez-vous : Patrice Lorenzo et JM Combettes passèrent la soirée à emmener, en moto, des sacs de billets dans un appartement proche car nous redoutions une agression ! Rotographie fut payé, un retirage commandé, et le second numéro fut mis en chantier avec enthousiasme… JP Joecker, A Sanzio et P Lorenzo partirent aux USA d’abord, rencontrer David Thorstad et Steve Forgione, militants gais ayant quitté le SWP, puis au Québec afin de prendre contact avec le groupe gai A D G Q  (Association pour les droits des gai/es du Québec) éditant la revue Le Berdache : l’accueil fut chaleureux et le séjour fructueux : entretiens avec Marie Claire Blais et  Michel Tremblay publiés dans le N°3.