La Revue Masques - Historique -

 

De Masques à Persona (1979-1986)

 

Persona : de l’ivresse des premiers succès aux jours difficiles (1981-1984).


Revenons donc sur l’aventure Persona commencée sous les heureux auspices du printemps 1981… Les Hommes au triangle rose paraissent le 30 avril et Le Livre blanc de Cocteau le 14 mai 81 à un moment où le pays se passionne pour les présidentielles ! Franck Arnal (militant du GLH-PQ et un des cofondateurs de Gai-Pied) avait découvert  l'ouvrage au cours d'un voyage en Allemagne  au printemps 1979. C'était le premier témoignage connu d'un déporté homosexuel autrichien. Il le rapporta  à son compagnon, Alain Chouchan  qui le traduisit. Conscients de l'importance de ce livre, Franck Arnal et Alain Chouchan cherchèrent un éditeur. C'est alors que J-P Jœcker les contacta. Il se réjouissait de publier ce récit dans la toute jeune édition Persona. J-P Jœcker demanda  à Guy Hocquenghem d’en écrire la préface. L’écho médiatique fut énorme ainsi qu’en témoigne les centaines d’articles de la revue de presse et les ventes suivirent ! Seul bémol dans ce premier pas réussi, la mise en cause maladroite de Simone Veil dans un article cosigné par JP Joecker et G Hocquenghem. Ils le regrettèrent tous deux, trop tard et S. Veil ne nous en tint pas rigueur puisqu’elle nous accorda un très long et passionnant entretien qu’elle relut et corrigea avec soin avant sa publication dans le dernier numéro de Masques (25-26). Bernard-Henri Lévy attaqua l’ouvrage et sa préface, dans un article publié par Le Matin du 16 février, les accusant de nier le génocide juif. Guy Hocquenghem et JP Joecker lui répondirent fermement le 4 mars 1982 dans le même journal. C'est à l'occasion d'un débat à la librairie Ombres blanches à Toulouse, le 27 mai 1981, que JP Joecker rencontra Pierre Seel qui lui confia avoir été déporté pour homosexualité. Deux mois plus tard JP Joecker retourna à Toulouse et interviewa Pierre Seel longuement. L' entretien fut publié dans Bent. Pierre Seel evoque avec émotion, dans son autobiographie (Calman-Lévy) cette rencontre ou, pour la preière fois, il réussit à parler de son terrible passé.

Quant au Livre blanc de Jean Cocteau, sa parution chez Persona fut rendue possible par l’aide amicale du grand ami de l’auteur, Milorad qui en rédigea l’introduction après avoir réussi à convaincre Edouard Dermit d’accepter cette publication. Jusqu’alors Le Livre blanc avait été publié sans nom d’auteur et à des tirages restreints (hormis l’édition de poche de 1970). Par la suite Milorad continua à publier régulièrement dans Masques et échangea une abondante correspondance avec JP Joecker. Comme pour les Triangles, le succès fut énorme, grâce à une couverture de presse tout aussi abondante… Un seul exemple : Angelo Rinaldi consacra une chronique entière à l’ouvrage dans Le Matin… Cette fameuse chronique attendue et redoutée chaque semaine par tous les amateurs de littérature ! Succès encore pour les deux autres ouvrages publiés en 1981 : la traduction de Bent, la pièce de Martin Sherman, éditée en liaison avec sa programmation au théâtre de Paris. Nul n‘a oublié l’impressionnante prestation des comédiens dont le regretté Bruno Cremer, et le volume fut  vite épuisé ! La traduction du troisième roman de Gore Vidal, The city and the pillar, publié en 1948 entraina sa quasi excommunication le contraignant à adopter un pseudonyme !  Il ne fut  jamais réédité en France et sa publication par Persona est due à Philippe Mikriammos qui réalisa une nouvelle traduction. Sous le titre Un Garçon près de la rivière, l’ouvrage connut un réel succès moins retentissant évidemment que les trois précédents !  Au terme de cette année 1981, le pari fou était gagné et l’avenir de Persona assuré. La maison d’édition, et donc Masques qui en bénéficia, eut, enfin ses locaux : elle s’installa dans l’espace salon de thé/restaurant de la librairie Les mots à la bouche, au 35 rue Simart dans le XVIII°. J P Meyer- Genton avait en effet décidé d’abandonner cette activité destinée au départ en 1980 à compenser un éventuel déficit de la librairie. Masques profita aussi du contrat de diffusion signé par Persona avec la société Distique : revues et livres furent aisément accessibles en librairie. Persona embaucha, enfin, des collaborateurs rémunérés… ainsi JP Joecker et JM Combettes purent se consacrer à plein temps à l’édition et à la revue.
Il n’est évidemment pas question ici de rendre compte des 28 ouvrages publiés de 81 à 85, on en trouvera la liste en annexe. Mais il importe de tenter de comprendre pourquoi, après des débuts aussi prometteurs, la situation financière de Persona se dégrada et devint déficitaire. L’explication est hélas simple : les fondateurs, tout comme les rédacteurs de Masques, étaient certes pleins d’enthousiasme et de bonne volonté mais la rigueur d’une bonne gestion leur était totalement étrangère. Pire même, suspecte ! Jamais, hélas, les résultats financiers, constatés ou espérés ne furent pris en compte ni même examinés… Jean Pierre Joecker avait certes un immense talent, et, sans lui, ni Masques ni Persona n’auraient vu le jour, mais ses choix éditoriaux furent parfois catastrophiques sur le plan financier… Et Jean Marie Combettes, qui assurait, seul, la gestion de l’entreprise le faisait plus par devoir que par réel intérêt et n’osa jamais utiliser l’argument de la rentabilité pour s’opposer à une publication. Persona eut la chance de connaitre le succès à ses débuts et l’équipe ne se soucia plus de ces questions d’intendance considérées comme triviales. De fait, jusqu’en 1984 inclus, le succès de certaines publications épongea l’échec d’autres, hélas plus nombreuses ! La réédition de Tricks de Renaud Camus (mai 82) et L’Album Querelle d’après le film de Fassbinder (décembre 82) compensèrent les échecs des autres sorties. Il en fut de même en 1983 avec les succès de L’Album Saint Sébastien, réalisé par JP Joecker et la réédition du Mystère de Jean l’oiseleur de Cocteau. En 1984  le Visconti cinéaste d’Alain Sanzio et Paul Louis Thirard, qui reçut le Prix du meilleur livre de cinéma 1984 et bénéficia du passage à Apostrophes, fut un tel succès qu’il dut être réédité. Dans la foulée, le scénario du Proust de Visconti et Suso Cecchi D’Amico, inédit en français, fut vite épuisé. Mais ce furent les derniers grands succès… Rien de tel en 1985. Et les déficits se creusèrent rapidement…

Revenons pour terminer sur la politique éditoriale suivie qui conduisit à l’échec. Deux axes s’en dégagent. Tout d’abord une obligation, quasi morale, de publier des auteurs ou des textes homosexuels que la « grande » édition négligeait. C’était la raison d’être de Persona… Le contrat fut rempli, mais quelles désillusions parfois : en témoigne le sévère échec d’Escal Vigor de Georges Eekhoud que nous avait recommandé Conrad Detrez. Dans un registre différent, qui d’autre que Persona aurait publié Le Rapport gai, première enquête sociologique sur les modes de vie homosexuels en France, réalisée par Jean Cavailhes, Pierre Dutey et Gérard Bach. A l’évidence personne ! Et en effet les ventes furent médiocres. Nul éditeur français ne s’était intéressé aux essais de Dario Belezza Mort de Pasolini et de Nico Naldini Pages retrouvées. Même avec le soutien de Masques ils ne trouvèrent pas leur public. Il en fut de même pour les textes de Nathalie Barney.  Editer ces ouvrages était une nécessité. Mais il eut fallu, à côté, en publier d’autres, rentables… Et j’en viens au deuxième axe de cette explication : l’exigence de qualité, littéraire ou intellectuelle. Exigence certes oh combien respectable mais qui allait inexorablement conduire à l’échec final… James Purdy est assurément un immense écrivain et son roman Narrow room/ Chambre étroite, un texte mythique : mais était il-réaliste de le publier chez Persona ?  L’Album Colette en tournée, sur lequel JP Joecker travailla beaucoup, apporte certes un éclairage inédit sur son auteur, mais était-ce un choix économiquement raisonnable ?

La question posée reste d’actualité : d’autres tentatives ont échoué. Je pense au rayon gai animé par Guillaume Dustan chez Balland ou aux difficultés de Passage du Marais fondé par Andrew Wilson peu après la disparition de Persona. La solution réside peut être dans l’impression numérique comme en témoigne le succès et la vitalité des Editions Quintes-Feuilles crées et animées par J C Féray.