La Revue Masques - Historique -

 

De Masques à Persona (1979-1986)

 

La maturité : 1981-83  (numéros 8 à 17)


La nouvelle décennie s’ouvrit dans un contexte radicalement nouveau : la période née de mai 68  qui vit l’épanouissement des groupes radicaux s’estompait. Les mouvements féministes et gais avaient donné naissance à des réalisations durables (presse, librairies, radio) tandis que la victoire de François Mitterrand et du Parti Socialiste aux législatives allait entrainer de profonds bouleversements : oui, la vie allait changer et tout de suite ! Cette rencontre entre des militances marquées par le gauchisme et un PS perçu comme un parti de notables ne fut pas évidente. Yves Navarre, relayé par Gai-Pied proposa un vote « Triangle rose », l’initiative de Coluche suscita un intérêt certain. La rédaction de Masques, totalement divisée publia, dans le numéro 8, les positions de ses membres dont plusieurs (G. Daumuit, P. Lorenzo, N Mélo) déclarèrent voter Mitterrand au second tour… En revanche, pour les élections législatives de juin, Gai-Pied et Masques lancèrent une pétition « Donnons-nous une majorité pour nos libertés » afin d’obtenir  l’abrogation des  discriminations anti homosexuelles (art 331 du code pénal). Elle remporta un franc succès et fut signée par des personnalités d’horizons très divers : G.Deleuze et F.Guattari, Claude Estier, Jack Lang, Bertrand Delanoë, Frédéric Mitterrand, Gisèle Halimi, Micheline Presle, Dalida etc.… Comme chacun sait, la nouvelle majorité de gauche tint parole. La France fut ainsi le premier pays au monde à disposer d’une radio homosexuelle « Fréquence Gaie » émettant 24/24 heures… Les tracasseries policières se firent plus rares, au moins à Paris qui connut une formidable explosion des lieux commerciaux gais : le quartier gai du Marais allait bientôt naître ! A l’Elysée, le conseiller aux libertés, Dominique Joinet souhaita rencontrer un membre de la rédaction… A l’issue de cet entretien très cordial, il confia à A Sanzio le numéro de sa ligne directe afin d’être alerté en cas de problème ! Le changement annoncé était bien présent et les temps se prêtaient aux initiatives…Persona, créée le 11 avril 1981, allait en bénéficier…
L’idée de créer une maison d’édition dans le même esprit que la revue émane, à nouveau, de Jean Pierre Joecker, tout comme son nom Persona (masque en latin !). Elle prit forme au cours de l’été 1980 où les quatre futurs fondateurs (JM Combettes, JP Joecker, P. Lorenzo et A. Sanzio) en vacances à Rome en juillet y réfléchirent longuement et se mirent d’accord sur les principes : pas question de faire une maison d’édition exclusivement homosexuelle, et les modalités : l’entreprise serait distincte de Masques. Le but était d’éviter les discussions souvent tendues au sein de la revue : les quatre étaient liés par une solide amitié et une conception ouverte de l’édition. J P Joecker informa Tony Duvert du projet dans une lettre datée du 25 août 1980. Les statuts de la SARL au capital bien modeste de 20 000F (70 parts à A. Sanzio, 65 parts chacun à JM Combettes et JP Joecker) sont déposés le 11 avril et le numéro 9/10 de Masques annonce la naissance de la maison d’édition par une interview de JP Joecker et JM Combettes qui expliquent les raisons de cette création et détaillent leurs projets. Les deux  premiers titres publiés furent : Les Hommes au Triangle rose de Heinz Heger, préfacé par G Hocquenghem, et Le Livre blanc de Jean Cocteau, avec les dessins de l’édition, très limitée (530 exemplaires !) de 1930. Tous deux remportèrent un énorme succès, grâce, entre autre, à un accueil très louangeur de la « grande » presse. L’entreprise était une réussite, tant sur le plan commercial, décisif car les fondateurs n’avaient aucun moyen financier, que sur le plan culturel : Persona n’était pas un ghetto culturel mais une maison d’édition, certes encore petite, comme les autres…Pari réussi donc pour les fondateurs. Nous y reviendrons.
Masques fête en mai 81 ses deux années d’existence par un numéro double (9 et 10) dont le succès est tel qu’une réimpression sera nécessaire ! Le secrétariat de  rédaction dans son article consacré à cet anniversaire constate : « Nous avons réussi au moins notre 1er pari : tenir. Mais le Masques cru 81 a grandi et a beaucoup changé…/…Notre projet n’était pas simplement de l’ordre de l’écriture : nous pensions, très naïvement, pouvoir peser sur la situation et faire évoluer certains blocages…/… Quelle déception ! Au point que la question est aujourd’hui inversée : comment pouvoir résister à ses pressions financières certes mais aussi idéologiques. ».Puis, avec une grande franchise, il expose les principales difficultés rencontrées. La pluralité : Nous n’entendons pas  être le reflet acritique de tout ce qui se dit et se fait parmi les homosexuel/les. Le glissement vers une revue culturelle faute de moyens pour enquêter sur le quotidien. Silence en revanche sur la réduction de la place occupée par la militance gaie : le principal mouvement, le CUARH (comité d’urgence anti répression homosexuel), étant centré sur la dénonciation de la répression et la revendication de droits démocratiques, bien éloigné donc des aspirations de la majorité des rédacteurs… Dernier problème, qui entrainera en mars 82  le départ d’une partie des rédactrices : la conception et la pratique de la mixité. Enfin le bilan se concluait sur les limites du bénévolat et la nécessité d’adopter des structures et donc des finances, professionnelles… Constat d’une totale lucidité comme l’avenir allait le montrer !
En attendant les années 81-82 sont fastes pour Masques, reconnu autant chez les gais que dans la presse comme la revue de référence. La revue bénéficie aussi des succès de ses célèbres amis : Après Y Navarre et J François en 80, Michel Del Castillo obtient pour La Nuit du décret  le prix Renaudot 1981, fêté, c’est devenu un rituel, aux Mots à la bouche, le 12 décembre. L’année suivante, c’est Dominique Fernandez qui célèbre son  Goncourt  pour Dans la main de l’ange le 6  novembre … Les sollicitations se multiplient : dans la seule année 1982, Masques est invité à Dijon (février), Bruxelles (mars), Strasbourg et Marseille (avril), Nantes en juin…Les rencontres aux Mots à la bouche se succèdent : Guy Hocquenghem en mars, Jocelyne François en avril et Dominique Fernandez en décembre. En décembre enfin, une exposition-hommage à Nathalie Barney se tient dans la librairie à l’occasion du dossier qui lui est consacré dans le numéro 16. Cet activisme permet à la revue d’attirer de nouveaux collaborateur/trices et nombreux sont ceux/celles qui proposent leur contribution…La petite équipe réduite ( une douzaine de membres) des débuts s’étoffe et s’ouvre, des signatures régulières apparaissent : Gabriel Balin ( pseudonyme d’un écrivain qui serait bientôt reconnu), Katy Barasc, Maité Carrère, Rafaella di Ambra, nos amis belges Alain Dantinne et Luc-Daniel Dupire, Alain Dubar, Leo Dilé, Pierre Fontanié, Hugo Marsan (de Gai-Pied), Olivier Mauraisin, J P Meyer-Genton (fondateur des Mots à la bouche), Philippe Mezescaze, Milorad, Geneviève Pastre, Luc Pinhas (qui collabore aussi à la revue Minuit), Jean Michel Quiblier, Dominique Robert, Jacques Vandemborghe, Catherine Wande… Et Jocelyne François, qui a accepté d’écrire  une rubrique à partir du numéro 11. D’autres noms apparaissent moins régulièrement : Gilles Barbedette, Jacques Brenner, René de Ceccatty, Jean Chalon, Conrad Detrez, Françoise d’Eaubonne, Guy Hocquenghem, Juan Pineiro. Enfin des personnalités reconnues acceptent de collaborer ponctuellement, sur un sujet ou à l’occasion d’un dossier : Marie-Jo Bonnet et Tonia Cariffa  dans le N°8,  Arnaud Marty-Lavauzelle  (futur président d’Aides) dans le N°9/10, Jean François Garsi et Jacques Gabriel dans le N° 11, Catherine Rihoit (N°15), Jacques Grant (N°16), Michel Carassou pour le dossier René Crevel (N°17). Le dossier Genet (N°12) rassemble les contributions de : Leonor Fini, Tahar Ben Jelloun, Maria Casarès, Roger Blin, Milorad, Antoine Bourseiller, Chantal Darget, Conrad Detrez, Hubert Fichte, Hélène Cixoux, Chantal Chawaf, Tony Duvert. Le dossier Mode de vie (N14) : Renaud Camus, Jocelyne François, Patrick Mauriès, Franck Ripploh, Alison Hennegan, Jean Luc Hennig et Guy Hocquenghem. Le dossier Fassbinder (N°15) : Dieter Schidor, Wolfgang Limmer, Colette Godard, Nicolas Mortier, Jean Claude Guiguet et Jeanne Moreau…

Cet élargissement de la rédaction est particulièrement sensible dans le domaine international. Chris Bowyer-Jones continue à participer et à rendre compte des activités de l’ILGA ((Internationale des gais et lesbiennes) mais désormais la revue est capable de publier de solides dossiers sur la première conférence lesbienne internationale (N°8), l’Argentine (N°11), l’Italie (N°12), Bruxelles (N°13), Cuba (N°16), et un entretien avec le leader des Black Gais Billy Jones (N°16). En France, Jean Boyer présente les activités du mouvement dont il est un des dirigeants mais la revue s’intéresse aussi à d’autres aspects de la militance : la naissance d’un Front lesbien (N° 11), Fréquence gaie (N°13), Le groupe juif Beit Haverim (N° 14). Cette richesse et cette diversité ne peuvent masquer (!) l’orientation de plus en plus culturelle de la revue. Sur les 8 numéros de la période, six dossiers sont consacrés à des  créateurs : Visconti, J Genet, F. Augiéras, V. Leduc, N. Barney et R Crevel,  trois seulement à d’autres thèmes : Argentine (N°11), Modes de vie (N°14) et  Transsexualité (N° 15). La rubrique Rencontre qui ouvre chaque numéro fait apparaître une évolution similaire tant les personnalités culturelles s’y imposent : A. Rinaldi (N°8), G. Hocquenghem et F. d’Eaubonne (N°9/10), P. Bruckner (N°11), J. Baldwyn (N° 12), B. Beck et M. Foucault (N°13), Kate Millet (N°14), D. Fernandez (N°15), M. Carné (N°16), D. Seyrig (N°17). A ces Rencontres s’ajoutent de nombreux entretiens : Copi, M. Puig, E. Périer et M Piccoli (N°11), W Burroughs, A Burgess, M. Del Castillo, P Vecchiali (N°12), F. Ripploh (N°14), Jeanne Moreau (N°15), Jean Guidoni et Monique Lange (N°16). On notera, sacrilège pour certains, que ces personnalités ne sont pas toutes homosexuelles… Il s’agissait évidemment pour la majorité de la rédaction de ne pas s’enfermer dans un ghetto. En témoigne de façon éclatante la grande fête organisée au Palace le 13 mars 1983 avec un hommage à Jeanne Moreau, un tour de chant d’Ingrid Caven et une projection du film de Dieter Schidor sur le tournage de Querelle de Fassbinder. Il suffit pour mesurer le chemin parcouru de comparer avec la première fête de 1979 au Bataclan : première partie de débats et seconde partie confiée à la célèbre troupe gaie, Les Mirabelles. A n’en pas douter cette fête au Palace constitua l’apogée de la folle aventure de 1979. Très vite, les retardataires se virent refuser l’accès à une salle archi comble! A l’intérieur, de nombreuses personnalités avaient répondu à l’invitation de Masques : J P Aron, T Ben Jelloun, Ph Boucher, Renaud Camus, JC Dreyfus, Guy Gilles, H Guibert, P. Greggory, P. Mallet, Marie-France, C Rihoit, J N Pancrazi, Roger Peyrefitte, D. Schidor etc.… D’autres, empêchés, avaient écrit : Maria Casarès, M. Piccoli, D. Fernandez, Jean Marais. Simone de Beauvoir avait même envoyé ses vœux de réussite…  La salle, déjà survoltée par le tour de chant d’I. Caven, réserva un tel accueil à Jeanne Moreau lorsqu’elle monta sur scène, qu’elle ne put s’empêcher de fredonner son plus grand succès J’ai la mémoire qui flanche… aussitôt repris par toute l’assistance enthousiaste, si bien que notre Jeanne, transcendée par un tel climat, chanta toute la chanson, à pleine voix, et que sa prestation s’acheva dans un véritable délire collectif… 

 Plus qu’une fête, la soirée du Palace représentait le parfait aboutissement de la démarche inaugurée par Masques en 79. Jean Pierre Joecker l’écrivait dans son éditorial du N°17 appelant à cette manifestation : Dévoilement dans le domaine culturel et dans celui des modes de vie, avec le souci d’ouverture plaçant la revue Masques au carrefour de l’expression gaie et des échanges avec les autres au-delà des codes : voila les traits permanents qui nous animent.  L’ouverture était réussie, les gais avaient suivi, et les autres aussi